samedi 10 octobre 2009

Le bruit des bouchons dans un grand brouhaha

Pendant que Gabriel et Miss Daly échangeaient assiettes d'oies contre assiettes de jambon et de boeuf aux épices, Lily voltigeait d'un convive à l'autre, tenant un plat de pommes de terres chaudes farineuses enveloppé dans une serviette blanche. C'était une idée de Mary Jane. Elle avait aussi suggéré de la sauce à la pomme pour accompagner l'oie ; mais Tante Kate avait déclaré qu'une oie rôtie toute simple, sans sauce à la pomme lui avait toujours parfaitement convenu et qu'elle espérait d'ailleurs qu'elle ne mangerait jamais rien de pire. Mary Jane s'occupait de ses élèves et veillait à ce qu'ils se voient attribuer les meilleurs morceaux, tandis que Tante Kate et Tante Julia ouvraient et apportaient des bouteilles de bière brune et d'ale pour les messieurs, de soda pour les dames, qu'elles allaient chercher sur le piano. Une grande confusion régnait au milieu des rires et du bruit des ordres et contrordres, des couteaux et des fourchettes, des bouchons de liège qui sautaient et des carafons qu'on rebouchait. Gabriel recommença à découper de nouvelles parts sitôt qu'il eut terminé le premier tour de table, sans se servir lui-même. Tous protestèrent bruyamment ; aussi transigea-t-il en prenant une longue rasade de bière brune car le découpage lui avait donné chaud, dit-il.

[...]

Quand tout le monde fut bien servi, Gabriel déclara avec un grand sourire :
-- Et maintenant, si quelqu'un veut encore de ce que les vulgaires appellent farce, qu'il ou qu'elle parle !
Un choeur de voix l'invita à commencer son propre dîner. Lily s'approcha avec trois pommes de terre qu'elle avait mises de côté pour lui.
-- Soit, concéda Gabriel de bonne grâce en prenant une autre gorgée propitiatoire, si vous voulez bien, Mesdames et Messieurs, oublier mon existence pendant quelques minutes.
Il s'attela à son dîner et ne prit aucune part à la conversation générale, dont le brouhaha couvrit le bruit des assiettes que Lily desservait.

Dublinois, James Joyce