samedi 10 octobre 2009

Le bruit des bouchons dans un grand brouhaha

Pendant que Gabriel et Miss Daly échangeaient assiettes d'oies contre assiettes de jambon et de boeuf aux épices, Lily voltigeait d'un convive à l'autre, tenant un plat de pommes de terres chaudes farineuses enveloppé dans une serviette blanche. C'était une idée de Mary Jane. Elle avait aussi suggéré de la sauce à la pomme pour accompagner l'oie ; mais Tante Kate avait déclaré qu'une oie rôtie toute simple, sans sauce à la pomme lui avait toujours parfaitement convenu et qu'elle espérait d'ailleurs qu'elle ne mangerait jamais rien de pire. Mary Jane s'occupait de ses élèves et veillait à ce qu'ils se voient attribuer les meilleurs morceaux, tandis que Tante Kate et Tante Julia ouvraient et apportaient des bouteilles de bière brune et d'ale pour les messieurs, de soda pour les dames, qu'elles allaient chercher sur le piano. Une grande confusion régnait au milieu des rires et du bruit des ordres et contrordres, des couteaux et des fourchettes, des bouchons de liège qui sautaient et des carafons qu'on rebouchait. Gabriel recommença à découper de nouvelles parts sitôt qu'il eut terminé le premier tour de table, sans se servir lui-même. Tous protestèrent bruyamment ; aussi transigea-t-il en prenant une longue rasade de bière brune car le découpage lui avait donné chaud, dit-il.

[...]

Quand tout le monde fut bien servi, Gabriel déclara avec un grand sourire :
-- Et maintenant, si quelqu'un veut encore de ce que les vulgaires appellent farce, qu'il ou qu'elle parle !
Un choeur de voix l'invita à commencer son propre dîner. Lily s'approcha avec trois pommes de terre qu'elle avait mises de côté pour lui.
-- Soit, concéda Gabriel de bonne grâce en prenant une autre gorgée propitiatoire, si vous voulez bien, Mesdames et Messieurs, oublier mon existence pendant quelques minutes.
Il s'attela à son dîner et ne prit aucune part à la conversation générale, dont le brouhaha couvrit le bruit des assiettes que Lily desservait.

Dublinois, James Joyce

vendredi 11 septembre 2009

Une cuisse toute vernie de gelée

Vers une heure de l'après-midi, Loiseau annonça que décidément il se sentait un rude creux dans l'estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps ; et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tué les conversations.

De temps en temps, quelqu'un bâillait ; un autre presque aussitôt l'imitait ; et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou béant d'où sortait une vapeur.

Boule de suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et crispées. Loiseau affirma qu'il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester ; puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d'argent gaspillé, et ne comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. "Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte ; comment n'ai-je pas songé à apporter des provisions ?" Chacun se faisait le même reproche.

Cependant, Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il en offrit: on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu'il rendit la gourde, il remercia : "C'est bon tout de même, ça réchauffe, et ça trompe l'appétit." L'alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson: de manger le plus gras des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de suif choqua les gens bien élevés. On ne répondit pas ; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes soeurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au ciel la souffrance qu'il leur envoyait.

Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d'une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de suif, se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d'une serviette blanche.

Elle en sortit d'abord une petite assiette de faïence, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout découpés, avaient confit sous leur gelée ; et l'on apercevait encore dans le panier d'autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de ces petits pains qu'on appelle "Régence" en Normandie.

Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l'odeur se répandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.

Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit: "A la bonne heure, Madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser à tout." Elle leva la tête vers lui: "Si vous en désirez, Monsieur ? C'est dur de jeûner depuis le matin." Il salua : "Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n'en peux plus. A la guerre comme à la guerre, n'est-ce pas, Madame ?" Et, jetant un regard circulaire, il ajouta: "Dans des moments comme celui-là, on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent." Il avait un journal, qu'il étendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d'un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu'il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.

Mais Boule de suif, d'une voix humble et douce, proposa aux bonnes soeurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l'on forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur les genoux.

Les bouches s'ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l'imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda à leur "charmante compagne" si elle lui permettait d'offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elle dit: "Mais oui, certainement, Monsieur", avec un sourire aimable, et tendit la terrine.

Un embarras se produisit lorsqu'on eut débouché la première bouteille de bordeaux: il n'y avait qu'une timbale. On se la passa après l'avoir essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de sa voisine.

Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale. Tout d'un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les têtes; elle était aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se fermèrent, son front tomba: elle avait perdu connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l'esprit, quand la plus âgée des bonnes soeurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit et déclara d'une voix mourante qu'elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : "C'est la faim, pas autre chose."

Alors Boule de suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs restés à jeun : "Mon Dieu, si j'osais offrir à ces messieurs et à ces dames..." Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole : "Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s'aider. Allons, Mesdames, pas de cérémonie, acceptez, que diable ! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit ? Du train dont nous allons, nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi." On hésitait, personne n'osant assumer la responsabilité du "oui".

Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit : "Nous acceptons avec reconnaissance, Madame."

Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé, on s'en donna carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de Crassane, un pavé de Pont-l'Evêque, des petits fours et une tasse pleine de cornichons et d'oignons au vinaigre, Boule de suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.

Boule de Suif, Guy de Maupassant

Une oie grasse rôtie, une cuiller plantée dans la sauce épaisse

Le lendemain dimanche, dès trois heures, maman Coupeau alluma les deux fourneaux de la maison et un troisième fourneau en terre emprunté aux Boche. À trois heures et demie, le pot-au-feu bouillait dans une grosse marmite, prêtée par le restaurant d’à côté, la marmite du ménage ayant semblé trop petite. On avait décidé d’accommoder la veille la blanquette de veau et l’épinée de cochon, parce que ces plats-là sont meilleurs réchauffés ; seulement, on ne lierait la sauce de la blanquette qu’au moment de se mettre à table. Il resterait encore bien assez de besogne pour le lundi, le potage, les pois au lard, l’oie rôtie. La chambre du fond était tout éclairée par les trois brasiers ; des roux graillonnaient dans les poêlons, avec une fumée forte de farine brûlée ; tandis que la grosse marmite soufflait des jets de vapeur comme une chaudière, les flancs secoués par des glouglous graves et profonds. Maman Coupeau et Gervaise, un tablier blanc noué devant elles, emplissaient la pièce de leur hâte à éplucher du persil, à courir après le poivre et le sel, à tourner la viande avec la mouvette de bois. Elles avaient mis Coupeau dehors pour débarrasser le plancher. Mais elles eurent quand même du monde sur le dos toute l’après-midi. Ça sentait si bon la cuisine, dans la maison, que les voisines descendirent les unes après les autres, entrèrent sous des prétextes, uniquement pour savoir ce qui cuisait ; et elles se plantaient là, en attendant que la blanchisseuse fût forcée de lever les couvercles.

[…]

Ah ! tonnerre ! quel trou dans la blanquette ! Si l’on ne parlait guère, on mastiquait ferme. Le saladier se creusait, une cuiller plantée dans la sauce épaisse, une bonne sauce jaune qui tremblait comme une gelée. Là-dedans, on pêchait les morceaux de veau ; et il y en avait toujours, le saladier voyageait de main en main, les visages se penchaient et cherchaient des champignons. Les grands pains, posés contre le mur, derrière les convives, avaient l’air de fondre. Entre les bouchées, on entendait les culs des verres retomber sur la table. La sauce était un peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyer cette bougresse de blanquette, qui s’avalait comme une crème et qui vous mettait un incendie dans le ventre. Et l’on n’eut pas le temps de souffler, l’épinée de cochon, montée sur un plat creux, flanquée de grosses pommes de terre rondes, arrivait au milieu d’un nuage. Il y eut un cri. Sacré nom ! c’était trouvé ! Tout le monde aimait ça. Pour le coup, on allait se mettre en appétit ; et chacun suivait le plat d’un œil oblique, en essuyant son couteau sur son pain, afin d’être prêt. Puis, lorsqu’on se fut servi, on se poussa du coude, on parla, la bouche pleine. Hein ? quel beurre, cette épinée ! quelque chose de doux et de solide qu’on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes. Les pommes de terre étaient un sucre. Ça n’était pas salé ; mais, juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coup d’arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveaux litres. Les assiettes furent si proprement torchées, qu’on n’en changea pas pour manger les pois au lard. Oh ! les légumes ne tiraient pas à conséquence. On gobait ça à pleine cuiller, en s’amusant. De la vraie gourmandise enfin, comme qui dirait le plaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c’étaient les lardons, grillés à point, puant le sabot de cheval. Deux litres suffirent.

[…]

Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti ; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les dames avaient voulu de la carcasse ; la carcasse, c’est le morceau des dames. Madame Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient des os, tandis que maman Coupeau, qui adorait le cou, en arrachait la viande avec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait la peau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie ; si bien que Poisson jetait à sa femme des regards sévères, en lui ordonnant de s’arrêter, parce qu’elle en avait assez comme ça : une fois déjà, pour avoir trop mangé d’oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventre enflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu ! si elle ne le décrottait pas, elle n’était pas une femme. Est-ce que l’oie avait jamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oie guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé ; et, pour crâner, il s’enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences.

[…]

Et le vin donc, mes enfants ! ça coulait autour de la table comme l’eau coule à la Seine. Un vrai ruisseau, lorsqu’il a plu et que la terre a soif. Coupeau versait de haut, pour voir le jet rouge écumer ; et quand un litre était vide, il faisait la blague de retourner le goulot et de le presser, du geste familier aux femmes qui traient les vaches. Encore une négresse qui avait la gueule cassée ! Dans un coin de la boutique, le tas des négresses mortes grandissait, un cimetière de bouteilles sur lequel on poussait les ordures de la nappe. Madame Putois ayant demandé de l’eau, le zingueur indigné venait d’enlever lui-même les carafes. Est-ce que les honnêtes gens buvaient de l’eau ? Elle voulait donc avoir des grenouilles dans l’estomac ? Et les verres se vidaient d’une lampée, on entendait le liquide jeté d’un trait tomber dans la gorge, avec le bruit des eaux de pluie le long des tuyaux de descente, les jours d’orage. Il pleuvait du piqueton, quoi ? un piqueton qui avait d’abord un goût de vieux tonneau, mais auquel on s’habituait joliment, à ce point qu’il finissait par sentir la noisette. Ah ! Dieu de Dieu ! les jésuites avaient beau dire, le jus de la treille était tout de même une fameuse invention !

L'Assommoir, Emile Zola
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lundi 7 septembre 2009

Des oeufs frais et une soucoupe de sucre

Elle prit les plus vertes feuilles de la vigne, arrangea son raisin aussi coquettement que l’aurait pu dresser un vieux chef d’office, et l’apporta triomphalement sur la table. Elle fit main basse, dans la cuisine, sur les poires comptées par son père, et les disposa en pyramide parmi des feuilles. Elle allait, venait, trottait, sautait. Elle aurait bien voulu mettre à sac toute la maison de son père ; mais il avait les clefs de tout. Nanon revint avec deux œufs frais. En voyant les œufs, Eugénie eut l’envie de lui sauter au cou.
-- Le fermier de la Lande en avait dans son panier, je les lui ai demandés, et il me les a donnés pour m’être agréable, le mignon.

Après deux heures de soins, pendant lesquelles Eugénie quitta vingt fois son ouvrage pour aller voir bouillir le café, pour aller écouter le bruit que faisait son cousin en se levant, elle réussit à préparer un déjeuner très-simple, peu coûteux, mais qui dérogeait terriblement aux habitudes invétérées de la maison. Le déjeuner de midi s’y faisait debout. Chacun prenait un peu de pain, un fruit ou du beurre, et un verre de vin. En voyant la table placée auprès du feu, l’un des fauteuils mis devant le couvert de son cousin, en voyant les deux assiettées de fruits, le coquetier, la bouteille de vin blanc, le pain, et le sucre amoncelé dans une soucoupe, Eugénie trembla de tous ses membres en songeant seulement alors aux regards que lui lancerait son père, s’il venait à entrer en ce moment. Aussi regardait-elle souvent la pendule, afin de calculer si son cousin pourrait déjeuner avant le retour du bonhomme.
-- Sois tranquille, Eugénie, si ton père vient, je prendrai tout sur moi, dit madame Grandet.
Eugénie ne put retenir une larme.
-- Oh ! ma bonne mère, s’écria-t-elle, je ne t’ai pas assez aimée !

Charles, après avoir fait mille tours dans sa chambre en chanteronnant, descendit enfin. Heureusement, il n’était encore que onze heures. Le parisien ! il avait mis autant de coquetterie à sa toilette que s’il se fût trouvé au château de la noble dame qui voyageait en Ecosse. Il entra de cet air affable et riant qui sied si bien à la jeunesse, et qui causa une joie triste à Eugénie. Il avait pris en plaisanterie le désastre de ses châteaux en Anjou, et aborda sa tante fort gaiement.
-- Avez-vous bien passé la nuit, ma chère tante ? Et vous, ma cousine ?
-- Bien, monsieur, mais vous ? dit madame Grandet.
-- Moi, parfaitement.
-- Vous devez avoir faim, mon cousin, dit Eugénie ; mettez-vous à table.
-- Mais je ne déjeune jamais avant midi, le moment où je me lève. Cependant, j’ai si mal vécu en route, que je me laisserai faire. D’ailleurs… Il tira la plus délicieuse montre plate que Breguet ait faite. Tiens, mais il est onze heures, j’ai été matinal.
-- Matinal ?… dit madame Grandet.
-- Oui, mais je voulais ranger mes affaires. Eh ! bien, je mangerais volontiers quelque chose, un rien, une volaille, un perdreau.
-- Sainte Vierge ! cria Nanon en entendant ces paroles.
-- Un perdreau, se disait Eugénie qui aurai voulu payer un perdreau de tout son pécule.
-- Venez vous asseoir, lui dit sa tante.

Le dandy se laissa aller sur le fauteuil comme une jolie femme qui se pose sur son divan. Eugénie et sa mère prirent des chaises et se mirent près de lui devant le feu.

-- Vous vivez toujours ici ? leur dit Charles en trouvant la salle encore plus laide au jour qu’elle ne l’était aux lumières.
-- Toujours, répondit Eugénie en le regardant, excepté pendant les vendanges. Nous allons alors aider Nanon, et logeons tous à l’abbaye de Noyers.
-- Vous ne vous promenez jamais ?
-- Quelquefois le dimanche après vêpres, quand il fait beau, dit madame Grandet, nous allons sur le pont, ou voir les foins quand on les fauche.
-- Avez-vous un théâtre ?
-- Aller au spectacle, s’écria madame Grandet, voir des comédiens ! Mais, monsieur, ne savez-vous pas que c’est un péché mortel ?

-- Tenez, mon cher monsieur, dit Nanon en apportant les œufs, nous vous donnerons les poulets à la coque.
-- Oh ! des œufs frais, dit Charles qui semblable aux gens habitués au luxe ne pensait déjà plus à son perdreau. Mais c’est délicieux, si vous aviez du beurre ? Hein, ma chère enfant.
-- Ah ! du beurre ! Vous n’aurez donc pas de galette, dit la servante.
-- Mais donne du beurre, Nanon ! s’écria Eugénie.

La jeune fille examinait son cousin coupant ses mouillettes et y prenait plaisir, autant que la plus sensible grisette de Paris en prend à voir jouer un mélodrame où triomphe l’innocence. Il est vrai que Charles, élevé par une mère gracieuse, perfectionné par une femme à la mode, avait des mouvements coquets, élégants, menus, comme le sont ceux d’une petite maîtresse. La compatissance et la tendresse d’une jeune fille possèdent une influence vraiment magnétique.

Aussi Charles, en se voyant l’objet des attentions de sa cousine et de sa tante, ne put-il se soustraire à l’influence des sentiments qui se dirigeaient vers lui en l’inondant pour ainsi dire. Il jeta sur Eugénie un de ces regards brillants de bonté, de caresses, un regard qui semblait sourire. Il s’aperçut, en contemplant Eugénie, de l’exquise harmonie des traits de ce pur visage, de son innocente attitude, de la clarté magique de ses yeux où scintillaient de jeunes pensées d’amour, et où le désir ignorait la volupté.
-- Ma foi, ma chère cousine, si vous étiez en grande loge et en grande toilette à l’Opéra, je vous garantis que ma tante aurait bien raison, vous y feriez faire bien des péchés d’envie aux hommes et de jalousie aux femmes.

Ce compliment étreignit le cœur d’Eugénie, et le fit palpiter de joie, quoiqu’elle n’y comprit rien.
-- Oh ! mon cousin, vous voulez vous moquer d’une pauvre petite provinciale.
-- Si vous me connaissiez, ma cousine, vous sauriez que j’abhorre la raillerie, elle flétrit le cœur, froisse tous les sentiments… Et il goba fort agréablement sa mouillette beurrée. Non, je n’ai probablement pas assez d’esprit pour me moquer des autres, et ce défaut me fait beaucoup de tort. A Paris, on trouve moyen de vous assassiner un homme en disant : Il a bon cœur. Cette phrase veut dire : Le pauvre garçon est bête comme un rhinocéros. Mais comme je suis riche et connu pour abattre une poupée du premier coup à trente pas avec toute espèce de pistolet et en plein champ, la raillerie me respecte.
-- Ce que vous dites, mon neveu, annonce un bon cœur.

-- Vous avez une bien jolie bague, dit Eugénie, est-ce mal de vous demander à la voir ?
Charles tendit la main en défaisant son anneau, et Eugénie rougit en effleurant du bout de ses doigts les ongles roses de son cousin.
-- Voyez, ma mère, le beau travail.
-- Oh ! il y a gros d’or, dit Nanon en apportant le café.

-- Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Charles en riant.
Et il montrait un pot oblong, en terre brune, verni, faïencé à l’intérieur, bordé d’une frange de cendre, et au fond duquel tombait le café en revenant à la surface du liquide bouillonnant.
-- C’est du café boullu, dit Nanon.
-- Ah ! ma chère tante, je laisserai du moins quelque trace bienfaisante de mon passage ici. Vous êtes bien arriérés ! Je vous apprendrai à faire du bon café dans une cafetière à la Chaptal.

Eugénie Grandet, Honoré de Balzac

mercredi 19 août 2009

Un disque d'oignon pour perfectionner ses bouchées

Berthier se sentait drôle.
-- J'ai un peu faim, dit-il.
Il lui sembla voir passer sur le visage de la Sylvanie une indéfinissable expression de plaisir.
Elle s'était dirigée vers le bahut.
-- C'est que ça mange à cet âge...
Elle en sortit un fromage et un pain.
Pendant qu'elle apportait la bouteille de vin, Berthier s'était taillé un énorme cube dans la boule de pain rassis et un tout petit bout de fromage. Il posa la languette de fromage sur le cube de pain et l'enfourna dans sa bouche en s'aidant de son pouce et son couteau. Maintenant elle le regardait faire avec sympathie. Berthier se leva, coupa proprement un oignon à la tresse qui pendait au-dessus de la porte, puis il perfectionna ses bouchées par un disque d'oignon... La Sylvanie le regardait, détendue à présent.
Quand il eut fini de manger, il se versa un grand verre de vin, dont il se rinça les dents ; il se sentait mieux.

Gorille sur champ d'azur, A. L. Dominique

samedi 11 juillet 2009

Deux geais, un vin blanc-siphon et un piment à demi rongé

J'étais dans un café de la banlieue de Zagreb, pas pressé, un vin blanc-siphon devant moi. Je regardais tomber le soir, se vider une usine, passer un enterrement - pieds nus, fichus noirs et croix de laiton. Deux geais se querellaient gaiement dans le feuillage d'un tilleul. Couvert de poussière, un piment à demi rongé dans la main droite, j'écoutais au fond de moi la journée s'effondrer joyeusement comme une falaise. Je m'étirais, enfouissant l'air par litres. Je pensais aux neuf vies proverbiales du chat ; j'avais bien l'impression d'entrer dans la deuxième.

L'usage du monde, Nicolas Bouvier

Du boudin de chèvre, du pain et du vin

Ulysse sourit à ce présage ; Antinoos lui présente un immense boudin plein de graisse et de sang. Amphinoos va prendre deux pains dans une corbeille, les lui donne, et lui présentant une coupe d'or remplie d'un vin délicieux : "Je te salue mon père, lui dit-il ; que désormais le bonheur soit ton partage ; tu n'as été que trop longtemps le jouet de l'infortune."

L'Odyssée, Homère

lundi 6 juillet 2009

Une brèche de quatre-vingt-dix degrés dans un grand fromage blanc

Quoiqu'il fût à peine midi, je le trouvai déjà à table. On avait emporté la soupe et le bouilli, et à ces deux plats obligés avaient succédé un gigot de mouton à la royale, un assez beau chapon et une salade copieuse.
Dès qu'il me vit paraître, il demanda pour moi un couvert, que je refusai, et je fis bien ; car, seul et sans aide, il se débarassa très lestement de tout, savoir : du gigot jusqu'à l'ivoire, du chapon jusqu'aux os, et de la salade jusqu'au fond du plat.
On apporta bientôt un assez grand fromage blanc, dans lequel il fit une brèche angulaire de quatre-vingt-dix degrés ; il arrosa le tout d'une bouteille de vin et d'une carafe d'eau, après quoi il se reposa.

Physiologie du goût, Brillat-Savarin

dimanche 5 juillet 2009

Bourgogne espagnol en carafe

Ils avait dîné - fort mal - dans le steak-house suggéré par Lacon. Ils avaient pris du bourgogne espagnol en carafe et Lacon s'était répandu en imprécations contre le grand écart politique dans lequel la Grande-Bretagne se maintenait. Ils en étaient au café à présent, et buvaient un brandy suspect.

Les gens de Smiley, John Le Carré

Un porto d'une rare finesse

J'allais au fumoir encombré de pénombre, où les premiers rais de lumière de l'aube commençaient à filtrer à travers les persiennes. J'y petit-déjeunais de whisky-et-soda avec quelques biscuits trouvés dans le placard.

[...]

Il y avait bien sûr les saucisses à la peau craquante et dorée que Paddock préparait, avec des tranches de poitrine fumée odorantes croustillantes et des oeufs pochés admirablement formés - combien de fois les avais-je dédaignés ! Il y avait les côtelettes du club et certain jambon qui se trouvait sur le buffet froid, vers lequel à présent mon âme tout entière tendait. Je passai en revue toutes les nourritures terrestres possibles pour finalement fixer mes pensées sur un porterhouse-steak et un quart de bière amère, avec un welsh-rabbit pour finir. A fantasmer sans espoir sur ces mets exquis, je m'endormis.

[...]

La faim devait se lire sur mon visage car il fit un signe à l'un des hommes dans l'embrasure de la porte. On m'apporta un morceau froid de pâté en croûte avec un verre de bière.

[...]

Jamais je ne fis de repas avec tant de plaisir, d'autant que, de toute la journée, je n'avais eu pour me sustenter que les sandwiches que j'avais achetés dans le train. Sir Walter me reçut avec munificence, car nous bûmes un excellent champagne et terminâmes par un porto d'une rare finesse.

Les 39 marches, John Buchan

La difficulté n'est pas d'avoir assez de caviar

-- Et maintenant, avez-vous décidé ce que vous aimeriez commander ? Je vous en prie, soyez somptueuse dans votre choix, ajouta Bond en percevant l'hésitation de sa compagne, ou vous risquez de décevoir cette robe magnifique.
-- J'avais déjà fixé mon choix sur deux plats, fit-elle en riant, deux mets succulents avec cela, mais c'est merveilleux de se conduire de temps en temps comme si l'on était milliardaire. Et si vous êtes sûr... alors j'aimerais commencer par du caviar, puis je prendrai un rognon de veau grillé avec des pommes soufflées. J'aimerais terminer par des fraises des bois, avec beaucoup de crème. Oh, n'est-ce pas honteux d'avoir des idées aussi arrêtées et des goûts aussi ruineux ? demanda-t-elle avec une jolie moue interrogatrice.
-- Au contraire, c'est une qualité, et il ne s'agit d'ailleurs là que d'un repas bien simple.
Il se tourna vers le maître d'hôtel pour passer la commande : et apportez-nous des rôties en quantité, précisa-t-il.
-- La difficulté, souffla-t-il à Vesper, n'est pas d'avoir assez de caviar mais toujours suffisamment de toasts avec.
Bons baisers de Russie, Ian Fleming

Avec supplément, des escargots de Bourgogne

Il se dirigea vers la place du Marché, où il y avait plusieurs petits restaurants. Il en choisit un où on descendait une marche et où le service était fait par une grande fille brune, en tablier blanc, qui connaissait tous ses clients. Il y avait, entre autres, deux ou trois employés de l'hôtel de ville et des postes, un clerc de notaire, une vieille fille qui travaillait dans une agence de voyages.
Il choisit sa table avec soin, non pas pour un jour, mais comme s'il comptait devenir un client régulier. Le menu était écrit sur une ardoise et un casier verni contenait les serviettes des habitués.
Au fait, c'était la première fois depuis quinze ans qu'il mangeait au restaurant. Le patron le regarda avec quelque surprise, vint le trouver à sa table.
-- Quel hasard de vous voir ici, monsieur le chapelier ?
Peut-être avait-il oublié son nom, mais il savait qu'il était le chapelier de la rue du Minage.
-- Je me trouve sans bonne, aujourd'hui.
-- Henriette ! appela le restaurateur, tourné vers la serveuse.
Il ajouta :
-- Nous avons des côtelettes de veau à l'oseille et, avec supplément, des escargots de Bourgogne.
-- Je prendrai des escargots.
C'était une sensation très agréable. Il se sentait comme en suspens. Il y avait en lui quelque chose d'aérien, de flottant. Les gens, les voix, les objets, ne lui paraissaient pas très réels.
-- Une chopine de beaujolais ?
-- S'il vous plaît.
-- Une chopine, Henriette.
C'était bon. C'était même très bon. La cuisine de Louise était sans goût. Il faillit reprendre une douzaine d'escargots et ce n'est qu'au fromage qu'il se souvint que Mathilde était censée manger aussi.
-- Dites-moi, Henriette...
Tout le monde appelait la serveuse par son prénom.

Les fantômes du chapelier, Georges Simenon