vendredi 11 septembre 2009

Une oie grasse rôtie, une cuiller plantée dans la sauce épaisse

Le lendemain dimanche, dès trois heures, maman Coupeau alluma les deux fourneaux de la maison et un troisième fourneau en terre emprunté aux Boche. À trois heures et demie, le pot-au-feu bouillait dans une grosse marmite, prêtée par le restaurant d’à côté, la marmite du ménage ayant semblé trop petite. On avait décidé d’accommoder la veille la blanquette de veau et l’épinée de cochon, parce que ces plats-là sont meilleurs réchauffés ; seulement, on ne lierait la sauce de la blanquette qu’au moment de se mettre à table. Il resterait encore bien assez de besogne pour le lundi, le potage, les pois au lard, l’oie rôtie. La chambre du fond était tout éclairée par les trois brasiers ; des roux graillonnaient dans les poêlons, avec une fumée forte de farine brûlée ; tandis que la grosse marmite soufflait des jets de vapeur comme une chaudière, les flancs secoués par des glouglous graves et profonds. Maman Coupeau et Gervaise, un tablier blanc noué devant elles, emplissaient la pièce de leur hâte à éplucher du persil, à courir après le poivre et le sel, à tourner la viande avec la mouvette de bois. Elles avaient mis Coupeau dehors pour débarrasser le plancher. Mais elles eurent quand même du monde sur le dos toute l’après-midi. Ça sentait si bon la cuisine, dans la maison, que les voisines descendirent les unes après les autres, entrèrent sous des prétextes, uniquement pour savoir ce qui cuisait ; et elles se plantaient là, en attendant que la blanchisseuse fût forcée de lever les couvercles.

[…]

Ah ! tonnerre ! quel trou dans la blanquette ! Si l’on ne parlait guère, on mastiquait ferme. Le saladier se creusait, une cuiller plantée dans la sauce épaisse, une bonne sauce jaune qui tremblait comme une gelée. Là-dedans, on pêchait les morceaux de veau ; et il y en avait toujours, le saladier voyageait de main en main, les visages se penchaient et cherchaient des champignons. Les grands pains, posés contre le mur, derrière les convives, avaient l’air de fondre. Entre les bouchées, on entendait les culs des verres retomber sur la table. La sauce était un peu trop salée, il fallut quatre litres pour noyer cette bougresse de blanquette, qui s’avalait comme une crème et qui vous mettait un incendie dans le ventre. Et l’on n’eut pas le temps de souffler, l’épinée de cochon, montée sur un plat creux, flanquée de grosses pommes de terre rondes, arrivait au milieu d’un nuage. Il y eut un cri. Sacré nom ! c’était trouvé ! Tout le monde aimait ça. Pour le coup, on allait se mettre en appétit ; et chacun suivait le plat d’un œil oblique, en essuyant son couteau sur son pain, afin d’être prêt. Puis, lorsqu’on se fut servi, on se poussa du coude, on parla, la bouche pleine. Hein ? quel beurre, cette épinée ! quelque chose de doux et de solide qu’on sentait couler le long de son boyau, jusque dans ses bottes. Les pommes de terre étaient un sucre. Ça n’était pas salé ; mais, juste à cause des pommes de terre, ça demandait un coup d’arrosoir toutes les minutes. On cassa le goulot à quatre nouveaux litres. Les assiettes furent si proprement torchées, qu’on n’en changea pas pour manger les pois au lard. Oh ! les légumes ne tiraient pas à conséquence. On gobait ça à pleine cuiller, en s’amusant. De la vraie gourmandise enfin, comme qui dirait le plaisir des dames. Le meilleur, dans les pois, c’étaient les lardons, grillés à point, puant le sabot de cheval. Deux litres suffirent.

[…]

Les Lorilleux passaient leur rage sur le rôti ; ils en prenaient pour trois jours, ils auraient englouti le plat, la table et la boutique, afin de ruiner la Banban du coup. Toutes les dames avaient voulu de la carcasse ; la carcasse, c’est le morceau des dames. Madame Lerat, madame Boche, madame Putois grattaient des os, tandis que maman Coupeau, qui adorait le cou, en arrachait la viande avec ses deux dernières dents. Virginie, elle, aimait la peau, quand elle était rissolée, et chaque convive lui passait sa peau, par galanterie ; si bien que Poisson jetait à sa femme des regards sévères, en lui ordonnant de s’arrêter, parce qu’elle en avait assez comme ça : une fois déjà, pour avoir trop mangé d’oie rôtie, elle était restée quinze jours au lit, le ventre enflé. Mais Coupeau se fâcha et servit un haut de cuisse à Virginie, criant que, tonnerre de Dieu ! si elle ne le décrottait pas, elle n’était pas une femme. Est-ce que l’oie avait jamais fait du mal à quelqu’un ? Au contraire, l’oie guérissait les maladies de rate. On croquait ça sans pain, comme un dessert. Lui, en aurait bouffé toute la nuit, sans être incommodé ; et, pour crâner, il s’enfonçait un pilon entier dans la bouche. Cependant, Clémence achevait son croupion, le suçait avec un gloussement des lèvres, en se tordant de rire sur sa chaise, à cause de Boche qui lui disait tout bas des indécences.

[…]

Et le vin donc, mes enfants ! ça coulait autour de la table comme l’eau coule à la Seine. Un vrai ruisseau, lorsqu’il a plu et que la terre a soif. Coupeau versait de haut, pour voir le jet rouge écumer ; et quand un litre était vide, il faisait la blague de retourner le goulot et de le presser, du geste familier aux femmes qui traient les vaches. Encore une négresse qui avait la gueule cassée ! Dans un coin de la boutique, le tas des négresses mortes grandissait, un cimetière de bouteilles sur lequel on poussait les ordures de la nappe. Madame Putois ayant demandé de l’eau, le zingueur indigné venait d’enlever lui-même les carafes. Est-ce que les honnêtes gens buvaient de l’eau ? Elle voulait donc avoir des grenouilles dans l’estomac ? Et les verres se vidaient d’une lampée, on entendait le liquide jeté d’un trait tomber dans la gorge, avec le bruit des eaux de pluie le long des tuyaux de descente, les jours d’orage. Il pleuvait du piqueton, quoi ? un piqueton qui avait d’abord un goût de vieux tonneau, mais auquel on s’habituait joliment, à ce point qu’il finissait par sentir la noisette. Ah ! Dieu de Dieu ! les jésuites avaient beau dire, le jus de la treille était tout de même une fameuse invention !

L'Assommoir, Emile Zola
> signalé par OC

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